Dernière fois

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Dernière fois

C'était la dernière fois, me disais-je encore ce matin. Je tenais dans mes mains les derniers pétales des fleurs de notre jardin. Leurs couleurs avaient dépéri même sous les rayons du soleil. Le bleu, le rouge ou le jaune n'étaient plus que des teintes ternes et sombres. Ma peau elle-même avait perdu de son éclat et se desséchait. Le monde était en train de rendre son dernier souffle, le plus long qu'il put encore pousser et j'allais moi aussi bientôt mourir avec lui.

Je portais sur moi cette robe au jaune surfait qui brillait encore, seule. Ce vêtement qui devait rendre hommage à notre magnifique Mère nature n'était maintenant que le triste témoin d'un passé qui ne pouvait plus exister. Je regrettais de ne plus pouvoir admirer les jolies fleurs que j'arborais, ailleurs que sur ma robe.

Perchée sur le balcon du trente-quatrième étage de mon immeuble, je me trouvais plus haute encore que la cime des arbres d'antan. Ils étaient tous tombés les uns après les autres, ils étaient tous tombés à nos genoux et nous avaient pris dans leurs branches pour nous supplier de les sauver et de nous battre encore un peu. Mais il était déjà trop tard.

Le soleil arrivait au zénith et tout mon corps se mit à suer. Je fus vite complètement trempée et ma robe se colla à moi dans une étreinte poisseuse. Dans mes mains moites, les pétales se défirent et je les laissai tomber près de moi. J'aimais que les rayons du soleil me transpercent la peau mais j'étais encore jeune et je n'avais jamais eu la chance de connaître le vrai froid, celui de l'hiver. J'aurais voulu savoir ce qu'était la neige, je ne l'avais vue que dans des vidéos ou sur des photographies. Les gens de mon âge semblaient si bien s'amuser quand il en tombait encore. J'étais nostalgique d'un passé que je n'avais pas vécu et dans lequel notre Mère paraissait encore dans sa pleine jeunesse.

Pourquoi avait-on laisser les choses se faire ainsi ? J'étais trop jeune pour connaître ces années qui n'étaient peut-être pas encore perdues, où on avait encore le droit d'être optimiste mais je me sentais honteuse de ce monde que mes ancêtres avaient gâché. S'en souciaient-ils seulement ? Croyaient-ils encore que l'avenir était loin et qu'on avait encore le temps ? Mon cœur se contracta.

Qu'avons-nous fait ?

Ma gorge me rappela douloureusement ma soif sans fin. Elle était encore plus aride que ma peau et semblait étirée dans tous les sens. Je n'avais pas bu depuis plusieurs jours, l'eau potable était devenue trop rare. La faim finissait par ne plus se sentir, au fil des jours la douleur se calmait d'elle-même et on ne s'en rendait plus compte. Mais la soif, elle, ne s'atténuait jamais. Cela faisait plusieurs jours que les larmes de notre Mère n'étaient pas tombées sur nous, que son visage blanc n'était pas apparu dans le ciel pour nous protéger et que je n'avais pas souri. Car quand le ciel était découvert comme ce jour-là, quand Mère devait nous laisser exposés au danger du soleil, tout mon corps pleurait sous la chaleur étouffante.

J'avais épuisé toutes mes réserves et il ne me restait plus que des objets en plastique qui ne pourrissaient pas. En passant une main sur mon crâne qui me brûlait, je fis tomber une grande poignée de cheveux que j'abandonnai sur le sol. Je rentrai à l'intérieur de l'appartement qui faisait le même effet qu'un four. Mon corps tout entier était brûlant, j'hyperventilais et il faisait alors si chaud que ma sueur s'était arrêtée de couler pour se figer brutalement.

Avec mes dernières forces, je descendis les escaliers jusqu'à la porte d'entrée que j'eus du mal à tirer vers moi. Mes pieds nus furent immédiatement brûlés par le bitume dès lors que je quittai le carrelage du hall d'entrée, malgré l'ombre qu'il y faisait presque nuit et jour.

Cette fois c'était bien vrai, c'était la dernière fois.